José et moi nous enfonçons progressivement dans les Balkans. Nous achevons, touchés, notre voyage en Bosnie-Herzégovine et entrons au Monténégro. Une frontière facile à passer : le douanier jette un œil à notre installation, nous félicite pour notre aménagement « complet », et nous souhaite bienvenue. Changement de ton qui tranche avec la Croatie et nos précédents déboires frontaliers.
Nous longeons le fleuve Tara, et sa célèbre vallée encastrée entre d’immenses falaises abruptes. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, cette région nous vaut notre premier gros coup de cœur monténégrin. J’étais venue il y a quelques années lors d’un roadtrip dans les Balkans, mais durant l’été. C’est donc avec joie que je redécouvre les environs sous des couleurs et humeurs différentes.
Malgré sa sinuosité, cette route nous mène tout droit à Podgorica, capitale du pays. Détruite pendant la seconde guerre mondiale, cette ville possède peu de vestiges historiques. Sous un torrent de pluie, nous errons donc entre immeubles neufs et bâtiments en cours de construction – semblant sans fin, comme souvent dans les Balkans. On nous salue, on nous sourit : c’est là bien le principal. En pleine transition économique, le Monténégro est passé récemment à l’Euro. Bizarre impression que de nous promener sous des cieux si différents, tout en voyant affichés partout des prix dans une monnaie si familière.
Nous poursuivons notre chemin toujours plus au Sud. Vallées verdoyantes, haies rocailleuses délimitant les parcelles de terre, moutons en liberté sur le bas-côté : nous sommes dans les highlands de la petite Écosse des Balkans. Quelques kilomètres plus loin, le lac de Shkodra marque la frontière avec l’Albanie. Nous passons la nuit sur le parking sauvage le plus parfait qui soit : une langue de terre embrasse délicatement l’eau claire prisonnière des montagnes.
L’instant perd toute temporalité. Nous regardons le soleil rejoindre Morphée, en lisant de longues heures d’inspirants récits de voyage et d’aventure. À la nuit tombée, un drôle de spectacle réanime le tableau. Perchés à l’avant d’une barque à moteur, deux hommes éclairent les fourrés, et semblent être à la recherche d’un trésor enfoui quelque part. Après de longues minutes de réflexion, nous en déduisons que nos deux pirates sont en réalité des pêcheurs, flairant canards et autres volatiles. Je m’étais pourtant attachée à l’idée poétique que des brigands des mers rôdaient autour de nous (pour dire vrai, j’ai flippé, mais ça reste entre nous).
Au petit matin, une nouvelle étape nous attend : l’Albanie est à deux pas, et au vu de nos précédents franchissements de frontières, nous redoutons la traditionnelle séance d’inquisition. Le passage de la douane annonce la couleur : un joyeux bazar, où nous ne comprenons pas bien les règles. Il en sera de même pour le reste de notre voyage en Albanie. L’homme en uniforme tombe sous le charme de notre van aménagé et nous laisse entrer d’un œil bienveillant, nous n’en attendions pas tant. C’est parti, nous allons enfin pouvoir visiter l’Albanie!
Il m’est difficile de trouver les mots pour décrire l’ampleur des contrastes albanais. J’en discutais hier avec José. Comment évoquer un pays où tout nous dépasse, sans paraître péjoratifs? Comment raconter ces instants improbables qui nous ont fait sourire, sans pour autant porter de jugements de valeurs? Quels mots choisir pour allier justesse et pudeur? Autour de quelques bières, nous avons longuement retourné la question. L’amour de ce pays, ou plus précisément celui de ses habitants : voici la réponse à nos interrogations. Ainsi, au-delà des moments d’étonnement, d’incompréhension et de perte de repères, j’espère sincèrement transmettre dans les paragraphes qui vont suivre l’intense bonheur que j’ai eu à visiter l’Albanie et traverser ses vallées. Pays méconnu, pays à la mauvaise réputation, pays qui effraie : l’Albanie s’est finalement révélée être porteuse de valeurs humaines, souvent oubliées dans nos contrées sur-développées. C’est une grande leçon de vie que j’ai reçue là, et c’est reconnaissante que j’ai arpenté ce territoire peuplé d’hommes aux grands cœurs. Voici les mille anecdotes qui m’ont transportée, bien plus loin que je ne l’avais espéré.
Nous nous arrêtons rapidement, dans la grande ville de Shkodra. Fini le temps où nous cherchions des places de parking gratuites, ici, nous sommes en quête d’un stationnement… tout court. Nos premières heures albanaises nous offrent un lot de surprises que nous n’aurions imaginé. Nous sommes déboussolés, heureux, confus en même temps. Depuis mon dernier voyage en Afrique, il ne me semble pas avoir vécu de pareil choc interculturel. Le pays tranche du tout au tout avec le reste des Balkans. Les femmes voilées se mêlent aux jeunettes tirées à quatre épingles, les mosquées côtoient des publicités à l’effigie du culte de la bière, et l’époque communiste s’efface peu à peu au profit… du profit : visiter l’Albanie, c’est plonger dans différents mondes à la fois. Nous commandons un plat à l’aveugle dans un petit troquet, et dégustons étonnés des spaghetti au foie grillé. Ça change de notre concours de semoule quotidien.
Nous reprenons la route : chèvres, moutons, vaches et chiens livrent bataille aux vélos, charrettes et ferrailleurs à brouettes. Partout, des trous plus ou moins profonds nous obligent à slalomer, tout en priant notre bonne étoile. Visiter l’Albanie en conduisant, c’est un peu comme jouer au poker, et faire tapis à chaque virage. La police est partout et de nombreux barrages sont dressés tout au long de la chaussée. Nous passons entre les mailles, les autorités nous lancent même quelques saluts amicaux. Les autorités albanaises sont réellement accueillantes avec les touristes étrangers, serait-ce d’ailleurs une directive politique?
Nous souhaitons rejoindre la côte Adriatique, et demandons notre chemin. Entre deux troupeaux, suivant les précieuses indications, nous arrivons enfin à Adriatik, petite bourgade qui, outre le nom, n’a pas grand-chose de maritime. Les passants nous sourient, tout le monde se retourne sur notre passage, jetant un œil furtif à notre plaque d’immatriculation. Comprenant que nous sommes français – et surtout paumés – on nous indique un second chemin. Après une longue quête, nous gagnons les bords de mer. C’est aussi cela, sortir des sentiers battus : se perdre, et aimer ça! Au moins, cela nous aura permis de visiter l’Albanie un peu plus en profondeur.
Cherchant un endroit sûr où nous garer pour la nuit, nous prenons place dans un restaurant possédant un grand parking. La famille propriétaire des lieux nous reçoit comme des princes. À notre table arrivent comme par magie eau minérale, bières, fruits et cafés. Un peu plus tard, c’est une petite salle qui sera mise à notre disposition pour la nuit, l’homme nous allume même la télévision et pousse le chauffage au maximum. C’est donc de façon douillette que nous nous endormirons, regardant la Nouvelle Star à la mode albanaise, et émus face à tant de générosité. Le lendemain, nous partageons un café avec les maîtresses des lieux – qui me trouvent très jolie, décidément j’aime les Balkans! – et nous échangeons quelques mots à l’aide d’un traducteur en ligne. Ainsi, en écoutant Ella elle l’a à la radio locale, José leur apprend très sérieusement qu’il a quatre-vingts ans. Actif le grand-père! Les femmes pleurent de rire réalisant qu’il n’a pas saisi le sens de la question, et nous passons là l’un de nos meilleurs moments, dans ce pays si déroutant. Comme deux mamans, elles nous embrassent sur les joues pour nous souhaiter bon voyage, et c’est profondément touchés que nous les quittons.
Nous visitons la laguna Kune, dans les environs de Lekhë. Le van nous fait une petite frayeur : il a un souci au niveau de la jauge à essence. Finalement, plus de peur que de mal, les cailloux du chemin chaotique n’ont pas percé le réservoir, le problème était dû aux raccordements électriques, grand point faible du véhicule. Nous nous accordons une agréable pause, face aux montagnes qui reflètent leurs arêtes dans l’eau claire. Il règne ici une sérénité sans faille, qui nous repose instantanément.
Nous quittons les pêcheurs et sommes vites replongés dans la cohue urbaine. Plus nous approchons de la capitale, plus les vendeurs se multiplient au bord de la route. Certains, nonchalants, attendent le client sans même lever la tête. D’autres plus actifs s’agitent, dont un homme qui, au beau milieu de l’autoroute, secoue devant notre pare-brise un gros lapin blanc, à la façon d’un magicien.
Cette deux-fois-deux-voies reflète le triste fléau du Dieu pétrole : les stations-service poussent comme des champignons, il est impossible de parcourir cent mètres sans voir fleurir un bloc bétonné et peinturluré, estampillé benzin. Le désastre écologique de l’or noir pousse la nature dans ses retranchements : on aperçoit fleuves et canaux bordés d’arbres, dont les feuilles ne reçoivent plus aucune lumière du soleil. Les branchent portent le poids de dizaines de milliers de sacs en plastique bariolés, les berges sont méconnaissables.
Ainsi dans l’exaltation de nos progrès, nous avons fait servir les hommes à l’établissement des voies ferrées, à l’érection des usines, au forage de puits de pétrole. Nous avions un peu oublié que nous dressions ces constructions pour servir les hommes.
Tiré de Terre des hommes, un livre d’Antoine de Saint-Exupéry
Notre plongée dans la capitale nous offre toutefois de beaux moments. Ici comme partout, les grosses villes tranchent radicalement avec le reste du pays, et c’est une toute autre Albanie que nous découvrons alors.
Nous reprenons la route, nous cherchons au hasard une échoppe où nous restaurer. L’homme n’a pas grand choix, nous choisissons par défaut un paquet de gâteaux, ne voulant pas quitter la boutique sans ne rien acheter. C’est non-négociable : il désire nous l’offrir, et nous souhaite bon voyage. Nous recevrons des cadeaux similaires tout au long de notre périple. Nous passons la nuit à Cërrik et choisissons un café avec parking pour passer la nuit. Quelques hommes sont suspendus devant un match de football. Comprenant que nous sommes français, le patron des lieux change immédiatement la chaîne de télévision, afin que nous puissions suivre en direct le jeu du PSG : tant pis pour les supporters de la table voisine, nous avons – et bien malgré nous – droit à tous les égards. Nous écoutons ensuite l’album complet de Sexion d’Assaut, diffusé à grande voix dans la salle. Authenticité, quand tu nous tiens… Un peu plus tard, une grande tablée se forme. Une dizaine de gaillards parlementent autour de quelques verres. Loin de leurs foyers – et de leurs femmes – j’imagine assister dans les minutes qui viennent à une classique scène de débauche, l’alcool coulant à flot. En fait, pas du tout. Ces messieurs jouent de la clarinette, et nous sourient de temps à autres avec des yeux d’anges. Nous passerons donc la nuit sous de bons hospices.
Le lendemain, nous faisons deux sessions d’exploration urbaine : une centrale électrique désaffectée (que nous visitons en compagnie de l’adorable gardien) et un gigantesque complexe industriel abandonné. Endroits apocalyptiques, terres de fantômes. À l’opposé, nous avons admiré à travers le reste du pays des paysages dignes des plus beaux reportages d’évasion. Collines verdoyantes d’oliviers bien rangés, montagnes aux cols scintillants sous la neige, lacs azurs où poissons et oiseaux se partagent leur part de tranquillité. C’est un peu ça, visiter l’Albanie : des contrastes, toujours des contrastes. C’est être constamment stupéfait, souvent secoué, mais rarement déçu. C’est côtoyer l’indescriptible, puis recevoir tout l’or du monde entre ses mains.
Toutes ces émotions creusent notre appétit. Nous mangeons un byrek à 30LEK (ou burek, 0,25€), sur le pouce : un délice dont j’aimerais connaître les secrets de préparation. Dans les Balkans, on accompagne souvent cette pâte feuilletée fourrée au fromage, épinards ou viande d’un yaourt, qui fait alors office de boisson. Plus nous descendons vers le Sud, plus nous sentons pourtant les parfums de la Grèce effleurer nos narines. Dans les marchés, les seaux d’olives colorent les ruelles d’un vert appétissant, et les blocs de fromage ressembleraient à s’y méprendre à de la fêta.
La Grèce, mon eldorado, et nous y serons demain. J’y suis allée plusieurs fois et je tâcherai, bientôt, de vous transmettre cet amour sans fin que je porte à la péninsule hellénique. Mais ce soir, nous faisons nos derniers adieux à l’Albanie, et à son peuple qui n’aura eu de cesse de nous accueillir avec les plus grands honneurs. « Pas de problème, soyez les bienvenus! » semble être la devise nationale : nous l’aurons entendu cent fois.
Une expérience marquante de mon tour du monde, qui m’aura montré une fois de plus que l’image que l’on se fait d’un pays est bien souvent erronée. Mon seul regret aura été de ne pas y avoir séjourné plus longtemps…
Qui a l’habitude de voyager, comme les brebis, sait qu’il arrive toujours un moment où il faut partir.
Tiré de L’Alchimiste, un livre de Paolo Coelho
Mais on verra bien, je m’arrêterai peut-être de nouveau visiter l’Albanie sur la route du retour de voyage, après avoir terminé mon voyage jusqu’en Ukraine? Qui sait, la vie dans un van réserve bien des surprises…
Et pour aller plus loin, n’hésitez pas à retrouver mes autres récits de voyage!
Bonjour Astrid et merci pour tes beaux récits de voyages…!!!
Je m’apprête à aller prendre l’air 2 semaines, début mai, et j’hésite entre le Monténégro et l’Albanie. Je souhaite privilégier une seule destination pour ne pas chercher à courir partout et profiter pleinement de l’endroit où je serai en prenant le temps. J’aime découvrir de nouveaux paysages avec un goût particulier pour les montagnes, les rivières et lacs, et les rencontres humaines sont souvent (toujours ?) ce que je retiens le plus de mes voyages…
Si tu peux me donner ton avis, je suis donc preneuse 🙂
Merci d’avance ! 🙂
bonjour
je prépare actuellement un petit tour pour l’an prochain, nous serons probablement en avril en Albanie, et nous voyagerons avec notre petit garçon! je me permet quelques petites questions: les routes sont elles difficiles dans le nord? (fortes pentes) et avez vous eu besoin de remplir une bouteille de gaz en Albanie? en tout cas votre récit me rappelle notre première impression de la Russie, un peuple tellement attachant lorsqu’on dépasse les préjugés véhiculés par Hollywood! 😉
Bonne route à vous
Bonjour Jess, super votre projet de voyage ! De mémoire, les routes n’étaient pas si difficiles mais les conducteurs souvent un peu hasardeux haha… Rarement en Europe je n’ai vécu un tel accueil de la part des habitants, je suis donc heureuse pour vous que vous découvriez cela à votre tour ! Je n’ai pas de bouteille de gaz dans mon van, mon équipement est assez basique disons… Bonne route également, et au plaisir !
Bonjour Astrid,
Déjà un grand merci pour ton site qui donne envie de partir à l’aventure 😉
Avec ma cousine, nous avons achetés un van aménagé et nous partons fin janvier faire le tour de l’Europe! Nous avons fait un essai d’une semaine en Espagne et tout a roulé.
J’ai une question ou deux questions: travailles tu pendant tes voyages? Si oui, comment t’y prends tu?
Merci pour ta réponse,
Bonne continuation
Lise
Merci pour ton message ! Super votre projet ! Je travaille effectivement un peu sur internet, pas de quoi gagner gros mais suffisamment pour acheter de quoi manger 🙂 Principalement des travaux d’écriture, dont mon blog évidemment. Bonne route à toutes les deux !
Salut, je viens de lire ton récit… je suis actuellement pile en face de l’albanie, en ITALIE, dans les Pouilles et l’envie de traverser les 50kms de mer adriatiques me démange !
Je ne suis pas seul décideur mais grâce à toi j’en sais plus sur ce pays au paysage merveilleux et variés et a la bonté de ses habitants.
Une question en passant, est ce que les gens parlent une autre langue que l’Albanais ?
Sinon tu as un lien qui raconte pourquoi Kalamata afin que je t’y retrouve un jour, ici ou ailleurs
Coucou! Merci pour ton message, j’espère que tout se passe bien pour toi en Italie 🙂 En Albanie, peu de gens parlent anglais mais tous font beaucoup d’efforts pour essayer de comprendre nos gestes maladroits haha! Kalamata car je fais du pet sitting : https://www.histoiresdetongs.com/pet-sitting/
Oui au plaisir de te croiser un jour, je rencontre régulièrement des lecteurs et ce sont toujours de très bons moments… bonne continuation à toi 🙂
Magnifique !!! et merci pour les clichés qui volent en éclat !!! bravo …
Merci 🙂 J’étais la première à être étonnée une fois sur place…
Quel beau carnet de voyage rythmé par des rencontres et paysages magnifiques, décidément, ce coin de l’Europe ne cesse de m’attirer !
Merci pour ton commentaire! Je te souhaite d’aller y faire un tour également 🙂 Bon vent à toi!
tout vient à point à qui sait … persévérer !
quel bonheur de te savoir dans une bienveillante euphorie
merci de nous faire partager ces moments privilégiés
bonne continuation et encouragement pour vanvan
Merci 🙂 Gros bisous
Voilà qui est de très bon augure. Comme je le dis souvent des pays qui m’attirent, je n’ai pas de liste de pays à visiter, mais l’Albanie n’en figure pas moins dessus et en bonne place. Là, forcément, ton récit lui fait gagner un petit galon en plus.
Merci pour ton message… Oh, au passage, lentement mais sûrement je me dirige vers ton Kiffistan 🙂 Je ne manquerai pas de me replonger dans ton blog avant de m’enfoncer un peu plus vers l’Est… Bises et au plaisir de te croiser un jour!
Mais tu es incroyable toi, c’est quand que tu vas t’arrêter et écrire ta vie en x volumes???
Prends soin de toi ! Bises
Haha on verra on verra… 🙂 Mais merci du soutien! Bises 🙂