Pour de fastidieuses raisons administratives, José et moi venons d’être bloqués un mois et demi à Bichkek, la capitale kirghize. L’occasion pour nous de nous évader en pleine nature, entre deux demandes de visas, et après notre récente virée près du lac Issyk Kul,
c’est cette fois autour de l’incontournable lac Song Kul que nous avons randonné, chacun de notre côté.
Une bouffée d’air frais qui, malgré les courbatures, m’a fait le plus grand bien : à plus de 3000 mètres d’altitude, marchant entre yourtes et chevaux, il est aisé de réaliser qu’après tout, se heurter au bonheur n’est peut-être pas une affaire si compliquée…
Jour 1 – De Bichkek au lac Song Kul :
Fidèle à l’adage racontant que moins on en fait, moins on en fait, je quitte Bichkek à grand peine, peu enthousiaste à l’idée de laisser derrière moi ce paisible cocon où je commençais à me sentir chez moi. Comme le piège de la routine finissait par s’installer peu à peu, et qu’il aurait été dommage de passer à côté du lac Song Kul, je décide tout de même de rassembler mes affaires et mes esprits à grands coups de pied aux fesses, et suis José aux portes de la capitale.
Faire du stop au Kirghizistan est un exercice ô combien stimulant : sur ce lacet d’asphalte luisant sous les rayons brûlants du soleil, nous nous immergeons dans mille ambiances différentes à mesure que nous changeons d’habitacle. Tantôt nous vibrons sur des sérénades françaises vociférées par les baffles de l’auto, tantôt nous bavassons en russe avec des babouchkas volubiles aux propos insondables. Notre journée s’achève en savourant quelques mantis (raviolis kirghizes farcis à la viande) puis en descendant cul sec des demi-verres de vodka, contraints et forcés par deux pépés débonnaires.
Une fois la bourgade de Kochkor franchie, la chaussée laisse vite place à une piste de cailloux qui atteint au plus haut du col les 3450 mètres. La nuit n’est pas encore survenue que dehors, le thermomètre a chuté, le mercure agonise maintenant autour des 2°C. Dès notre arrivée près du lac Song Kul, nous accourons frissonnants vers la première yourte, où nous passons la soirée en famille, tassés autour du poêle, à grignoter du pain et de la confiture de fraises tout en sirotant du thé. Sous les voilures de la yourte et sur une mince paillasse, nous empilerons plus tard plaids et édredons, mais c’est surtout réchauffés par l’inéluctable promiscuité que nous coulerons des heures clandestines, volées à l’austérité nocturne.
Aux aurores, nous avalons un dernier chaï, puis remercions la famille de leur bienveillance, leur bonne humeur contagieuse et leurs petites attentions. C’est également pour moi le moment de me séparer de José quelques jours : il n’existe rien de mieux au monde que la marche solitaire pour ajuster ses pensées.
Jour 2 – 35 km sur la rive Nord du lac :
C’est empressée que je rejoins la berge du lac Song Kul, n’ayant eu jusqu’alors que mon imagination pour en fantasmer les contours. Un sentier épouse parfaitement ses formes galbées et jalonnées : il serait remarquable qu’un randonneur puisse s’y égarer distraitement. Ici, les yourtes rondes et crayeuses semblent avoir poussé comme des champignons, se mêlant en fond de tableau aux cheptels de bétail, parsemés çà et là par les nomades kirghizes. Si à l’aube de l’hiver, ces familles se sédentarisent à Naryn ou ailleurs, la période estivale pourvoit ce haut plateau d’une vie passagère.
Inlassablement, je chemine une dizaine d’heures qui m’enverront d’Est en Ouest. À la mi-journée, sur une longue plage de galets, je m’accorde un instant de répit et sors de ma besace un encas. Du pain complet, du fromage et un croissant : je réalise étonnée qu’il serait fort possible que la France me manque. Je reprends ensuite le cours de ma marche et ne cesserai d’être invitée par des vacanciers kirghizes, à partager pastèques ou kimiz. Si je raffole de ce fruit qui est d’ailleurs idéal pour se désaltérer, je ne fais que tremper mes lèvres dans le lait de jument fermenté, un peu trop âpre en bouche à mon goût.
Les premiers vingt-cinq kilomètres s’effectuent sans effort ou presque, mais je peine un peu durant les dix derniers. Il faut dire que je n’ai pas randonné de longue date, et que mes muscles ne sont plus vraiment endurants. La piste, plate à ses débuts, ponctuera la fin de mon parcours de quelques vallonnements dont mes mollets se seraient bien gardés. Vers vingt heures, un cavalier m’aborde et me conduit à son campement.
Plus tôt dans la journée, et bien qu’il ait fait frais durant les heures ensoleillées, deux pulls et quelques rayons de soleil bienvenus ont toutefois suffit à maintenir mon corps à bonne température. En cette heure tardive, à l’inverse, c’est frigorifiée et toute tremblante que je pénètre dans la yourte. Ce soir, je suis hébergée aux côtés d’un groupe de voyageurs français, et suis ravie de faire la connaissance de cette joyeuse bande. On m’installe près du feu qui crépite dans un fourneau en fonte, on m’offre un inévitable mais salutaire thé au lait, et je sens mon sang se réactiver au fil des gorgées. Je m’endormirai sans délai sous quelques couvre-lits amoncelés, tandis que ma tocante effectuera un tour complet de cadran.
Jour 3 – 22 km sur le flanc Ouest :
Ce matin, j’ai décidé de faire mon sac à dos rapidement et de partir tôt, désirant avaler mon petit-déjeuner en cours de route. C’était sans compter sur la mansuétude de mes hôtes, qui me rattrapent au vol un café au lait à la main. J’en profite donc pour soigner mes ampoules : trop coutumiers aux claquettes, mes pieds se mutinent contre leur séquestration dans des chaussures fermées.
En dépit de ma motivation, claudiquant joyeusement, je ne parviendrai pas à dépasser les 3km/h du reste de la journée : en huit heures d’effort, je viendrai seulement à bout de vingt-deux interminables kilomètres.
Malgré tout, sous cette clarté matinale qui paremente le lac Song Kul de légers tons pastels, je ressens une plénitude qui s’était diligemment dissipée à Bichkek. Comme tout pèlerinage, voyager à pied nous grandit de certaines vertus : reconnaître les subtils trésors que concède la nature, goûter aux joies les plus infimes qui agrémentent le chemin, mais également savourer le temps précieux de l’introversion.
Au crépuscule, je fais halte dans une dernière yourte, ne pouvant plus mouvoir mes deux jambes de bois. Sur l’ossature carmine du baraquement est épinglé un faisan fraîchement débusqué. Sous ma réconfortante couverture s’est terré paresseusement (et en douce) le molosse censé monter la garde. Quant à moi, bien vivante, à travers cet éminent hublot révélant l’infini, je m’abandonne à une voie lactée qui m’aspire dans ses hauteurs, avant de capituler, comblée, dans les bras de Morphée.
Jour 4 – Derniers adieux au lac Song Kul :
Il n’est pas rare en voyage de quitter à regret un lieu que l’on a appris à aimer. Il est davantage difficile de laisser derrière soi ces jardins d’Éden dont on goûte vraisemblablement aux plaisirs pour la dernière fois. Je dois pourtant me résoudre à lever le pouce en bord de piste, tournant alors les talons au majestueux Song Kul.
Auprès du lac, j’ai eu la chance de faire quelques rencontres émouvantes, que je n’oublierai pas. J’ai pris autant de plaisir à marcher que j’ai souffert de mes courbatures et ampoules, apprenant ainsi que l’Homme était capable des plus grandes ambiguïtés. Enfin, j’ai eu le temps de laisser aller librement mes pensées, me nourrissant de la beauté du lac et me désaltérant de son eau pure.
Il n’est que huit heures du matin, les véhicules se font rares, je contemple alors le soleil percer le ciel encore endormi de ses premiers faisceaux. Après quelques foulées vivifiantes, un diplomate anglais me récupère encore toute grelottante. Il me dépose à une intersection située vingt kilomètres plus loin, et c’est au tour d’une famille israélienne de me permettre de regagner Kochkor. Tout au long du trajet, ils me racontent leur vie au kibbutz, me décrivant des scènes que je n’aurais imaginé. J’effectuerai ensuite un bout de chemin avec deux militaires kirghizes, puis je sauterai dans un camion transportant une soixantaine de moutons, qui me conduira jusqu’à Bichkek. Je réalise alors que je viens de passer douze heures d’affilée sur la route, sans boire ni manger, et surtout sans m’en apercevoir. L’auto-stop détient ce pouvoir sans pareil de subtiliser toute notion du temps, et ce n’est qu’une fois rendue dans la capitale que la soif et la faim se réveillent subitement.
Quand j’échappais à une nuit entre les murs d’une auberge, je dormais dans les champs, maigrissais vite. Perdre du poids en marche, c’est laisser un peu de soi à la route.
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs
Conseils pour visiter le lac Song Kul :
Si vous souhaitez également voyager dans les environs du lac Song Kul, voici quelques informations pratiques qui je l’espère, vous seront utiles :
- Arrivée et départ : la ville de Kochkor est la principale base de départ et d’excursion pour le lac Song Kul. Si vous ne faites pas de stop, vous y trouverez une multitude de taxis pouvant vous conduire sur place. De plus, au CBT (Community Based Tourism), vous pourrez réserver des tours à cheval ou trouver un guide, bien que cela ne soit pas nécessaire.
- Hébergement : vous trouverez sans aucune difficulté des yourtes prêtent à vous accueillir tous les kilomètres environ, durant l’été. Comptez entre 100 et 600 coms par nuit.
- Nourriture : une fois sur place, peu de magasins vous procurerons ce dont vous avez besoin. Pensez à acheter votre nourriture à Kochkor. Dans le cas contraire, vous pouvez également prendre vos repas dans les yourtes, moyennant quelques billets supplémentaires.
- Itinéraire : la circonférence totale du lac est de 90 kilomètres. Les deux rives valent pareillement le détour. Sachez que celle du Nord est plus escarpée mais également plus proche de l’eau, et possède une longue plage. Sur la berge Sud, méfiez-vous des marécages qui sont traîtres : ils engloutissent chaque année dans leurs profondeurs une partie du bétail.
- Climat : en trois mots, il fait froid. Les nuits d’été, la température est tout juste négative, tandis que l’hiver il faut parfois emprunter un hélicoptère pour se rendre sur place, les routes pouvant être condamnées. Quant aux baignades, seuls les courageux oseront se jeter à l’eau (pour ma part, même en plein mois d’août, j’y ai renoncé).
- Mal des montagnes : il est assez fréquent de ressentir des nausées et vertiges les premiers jours, puisque le lac Song Kul est situé à plus de 3000 mètres d’altitude. J’ai moi-même été saisie de violentes nausées lors de la première nuit, mais en mangeant plus souvent mais en très petites quantités je n’ai plus été inquiétée par la suite. Si cela vous arrive, ne forcez pas trop physiquement, reposez-vous suffisamment, buvez beaucoup d’eau, évitez de manger trop gras et si le mal des montagnes persiste redescendez de quelques centaines de mètres afin de vous acclimater en douceur.
- Dernières astuces : enfin, si vous comptez également marcher, je vous incite à lire mes conseils pour voyager léger, ainsi que toute les infos utiles pour préparer votre randonnée.
Pour finir, sachez que José et moi quitterons très prochainement les yourtes kirghizes et franchirons la frontière tadjike avant de nous aventurer le long de la légendaire Pamir Highway : si vous êtes dans les parages, n’hésitez pas à nous faire signe…
Et pour aller plus loin, je vous invite à retrouver l’intégralité de mon aventure le long de la Route de la Soie, ainsi que mes plus belles photos du Kirghizistan, mes autres récits de voyage et tous les écrits concernant mon tour du monde !
Un ravissement ton article !! Tu nous embarques dans ton aventure et impossible d’y résister…..d’ailleurs pourquoi y résisterions nous……tu nous fais tellement de bien.
mon petit chéri d’Hubert à raison les photos sont magnifiques et ce petit chat je crois que je l’aurai kidnappé
Plein de bonnes choses pour la suite que j’attends avec une impatiente non dissimulée.
Plein de bisous
Merci Lolo ! Gros gros bisous
toujours un beau récit assorti de splendides photos
en effet, il doit être merveilleux de partager la sérénité des lieux en compagnie du petit chat perché sur la yourte …
bon courage pour le grand départ
et bonne route
Merci Papi ! Gros bisous !