Je suis partie camper près d’un lac, pour me mettre au vert quelques jours, après un grand périple dans le Nord de l’Italie.
J’arrive près du lac de Bracciano, avec Emily, mon acolyte suédoise, il fait nuit et nous plantons la tente au bord de l’eau, sur la première plage. Nous choisirons un meilleur spot demain, ce soir, nous sommes fatiguées.
Au réveil, le lac est brumeux et le bleu du ciel se mélange à celui de l’eau. Emily dort encore, et je me promène le long de la berge en attendant qu’elle se lève. Hier, j’avais repéré un vélo garé à quelques centaines de mètres, avec une charrette attelée à l’arrière. Vu l’attirail, ça doit être celui d’un voyageur et je m’y rends, espérant faire la connaissance de quelqu’un de sympa. J’escalade le grillage pour m’en rapprocher, et je tombe nez-à-nez avec ce mec qui sort d’un entrepôt visiblement désaffecté, accompagné de ce petit chien qui court déjà vers moi.
Moi : Ciao!
Lui : Ciao!
Moi : Do you speak english?
Lui : No, sono francese!
Moi : Ah mais t’es français??? Moi aussi! Mais qu’est-ce que tu fais là?
Lui : Ben je voyage, j’ai squatté ici pour la nuit, et toi?
Moi : Haha, je voyage, et moi aussi j’ai dormi dans les environs, ça te dit un café froid?
De fil en aiguille, nous sympathisons. Xavier fait le tour de l’Europe à vélo, un voyage qu’il prévoit sur plus d’un an, avec sa petite chienne Judi. Il n’a jamais voyagé auparavant, et il a tout quitté, dépensant ses derniers euros pour s’acheter un vélo. Dès les premiers échanges, il me laisse sans voix. Respect Xavier…
Emily se lève et nous entrons tous dans l’entrepôt. Le coup de foudre se produit instantanément entre nous et cet endroit si particulier. Le lieu est coupé du monde, et il y règne un calme absolu. Le jardin en friche donne directement sur le lac, où pataugent cygnes et canards, comme s’il étaient les derniers êtres vivants sur terre. Nous posons nos sacs. Xavier nous tend des clémentines, et moi je partage mon café, toujours froid, mais ce petit déjeuner nous semble déjà parfait.
Nous décidons de rester dans cet entrepôt pour quelques jours, et nous le rebaptisons la Last Factory. C’est l’endroit idéal, d’autant plus qu’il pleut, et que dans notre tente minuscule l’espace nous aurait vite semblé trop petit. Nous ramassons du bois. Nous faisons notre premier feu, qui sera loin d’être le dernier.
Nous partageons notre déjeuner : lentilles, pain, fromage, gâteaux, et nous en profitons pour faire plus ample connaissance. Le courant passe très bien et nous savons d’ores et déjà que les prochains jours seront forts en découvertes et émotions pour chacun d’entre nous. Ces choses-là se sentent tout de suite…
Nous passons aux installations et pour tous, cela fait bien longtemps que nous n’avons pas eu de maison. Nous décidons de faire de cet entrepôt notre foyer temporaire. Home sweet home, comme on dit.
Nous passons une semaine à partager conseils et récits d’aventures, tous plus extraordinaires les uns que les autres. Entre deux averses, nous faisons de notre jardin notre petit coin de paradis, profitant des derniers rayons de soleil de l’hiver.
Xavier me raconte un peu plus son histoire, et ses débuts sur la route. Sans un sou en poche, il a dû apprendre les rudiments de la débrouillardise à vitesse grand V.
Quand je suis parti, je ne mangeais que des pâtes, ou je me rendais dans les boulangeries demander s’il restait du pain de la veille. Avant, j’étais boulanger, et je sais par expérience que tout ce pain termine dans les poubelles. Dans un italien approximatif appris sur le tas, j’ai donc demandé du pain tout au long de ma route en expliquant mon projet de voyage, et j’ai toujours été bien reçu.
Un jour, alors que j’étais déjà en Italie, je me suis perdu, et j’ai atterri par je ne sais quel hasard sur le parking arrière d’un supermarché. Une employée traînait un gros sac qu’elle ne parvenait pas à porter, tellement il était lourd. Elle le déposa près d’une poubelle. Judi, ma chienne, se mit à courir pour fouiller à l’intérieur de ce bagage mystérieux. J’ai donc posé mon vélo et je suis parti la chercher. Le sac était rempli de nourriture, encore emballée, et non périmée. C’était mon jour de chance. Pommes de terre, œufs, fromage, charcuterie, et le tout en quantité suffisante pour nourrir un régiment. Je n’ai même pas pu emporter toute cette marchandise avec moi.
Le soir même, j’ai ainsi eu un beau festin. Pour autant, fouiller les poubelles, c’est pas mon truc. De toute façon, c’est impossible qu’une telle histoire se reproduise, autant de denrées tombées du ciel, ça ne m’arrivera plus. J’ai poursuivi ma route.
Quelques jours plus tard, toujours en Italie, je roulais près d’un nouveau supermarché, et les poubelles étaient tellement remplies qu’elles ne fermaient pas. Je me suis approché, et sur le dessus, une vingtaine d’œufs ne semblaient attendre que moi. C’était sans imaginer l’ampleur de la partie immergée de cet indécent iceberg. Cette benne était elle aussi pleine à craquer de nourriture encore comestible, onéreuse, et délicieuse. C’était un signe. C’était logique.
Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne fallait plus que je me soucie au sujet de mes repas. Par ses excès, ses travers et ses dysfonctionnements, la société avait décidé de me nourrir, et comme un roi qui plus est. Aujourd’hui, cela fait des semaines que je n’ai pas acheté à manger, et malgré les dizaines de kilomètres parcourus à vélo, j’ai pris du poids.
En rencontrant par la suite d’autres voyageurs, j’ai découvert que je n’étais pas le seul à vivre ainsi. L’un d’entre eux m’a même confié vivre ainsi depuis deux ans. Je ne l’aurais jamais cru il y a encore quelques mois, mais aujourd’hui, je sais qu’il dit vrai. Je sais que le monde ne tourne pas toujours rond, et que malgré la honte de la faim dans le monde, le gaspillage alimentaire que nous entretenons est incommensurable.
En entendant cette histoire, je suis plus qu’heureuse d’être en compagnie de Xavier. Je suis freegan depuis longtemps. La technique utilisée par Xavier s’appelle le dumpster-diving, ou glanage alimentaire. Généralement, je pratique cette activité autour des restaurants et boulangeries, contrairement à Xavier, devenu expert en supermarchés. On se questionne. On apprend l’un de l’autre. On se comprend. Et on se demande mille fois comment expliquer cette course effrénée à la surconsommation.
Sur ce, Xavier part faire des courses. Il revient chargé jusqu’au cou, de quoi nous nourrir tous les trois pour plus d’une semaine. Lors de sa tournée, il a trouvé une dizaine de paquets de saumon fumé, une douzaine de barquettes de charcuterie italienne, et une quinzaine de boîtes de fromage. Mais aussi de la levure de boulanger, de la farine, des légumes, de la crème fraîche et des plats de pâtes toutes prêtes. Nous ne pouvons même pas compter le nombre de crèmes au chocolat et yaourts aux fruits.
Nous sommes sous le choc. Il y en a pour plus de cent euros, et ce n’est pas périmé. Certains emballages sont à peine égratignés, ce qui a exclu ces produits de notre chaîne de consommation, les rendant impropres. C’est en voyant de mes yeux l’absurdité et de la situation que j’ai abandonné mes dernières réticences à évoquer le freeganisme sur mon blog.
J’ai téléphoné à ma mère, pour savoir si cela la mettrait mal à l’aise que j’évoque ce mode de vie dans mes récits, l’idée n’étant pas de mettre mes proches dans une position inconfortable. Elle m’a demandé de partager ces expériences et mes certitudes avec le monde. Voilà, c’est fait, même si prochainement je développerai plus ce sujet, mais j’en reviens maintenant à Bracciano, et à notre Last Factory…
Les jours passent et nous vivons au rythme du soleil. Xavier fabrique un four avec des briques qu’il trouve dans l’entrepôt, et nous apprend à faire du pain. Le meilleur pain de toute ma vie : nous le dégustons encore chaud, il y a ajouté du parmesan et des tomates, et cette douceur matinale nous semble si surréelle que nous mangeons presque en silence.
En retour, je lui apprends à fabriquer une table, sans utiliser un seul clou. Il est comme un gamin, et il court à travers toutes les pièces pour trouver du bois aux dimensions demandées. Notre table est solide, et bien sûr c’est la plus belle, puisque c’est la nôtre.
Nous cuisinons tous nos repas sur le feu, que nous ravivons en soirée afin de nous tenir chaud. L’occasion de passer des heures à refaire le monde, en regardant danser les flammes et en écoutant crépiter ce bois un peu trop humide, Judi toujours blottie contre nous.
Le lac fait office de salle de bain, mais dans une eau à 5°C et entre deux canards, les douches sont rapides. Toutefois, ce retour à la simplicité après l’effervescence de Rome nous fait un bien fou.
La semaine passe à une vitesse incroyable, et quand vient l’heure des adieux, nous ne trouvons pas de mots pour nous remercier mutuellement. Xavier enfourche son vélo, nous lui souhaitons bonne route, et avec un sourire fragile aux coins des lèvres nous le regardons s’éloigner lentement.
Merci Xavier, merci pour tout, te rencontrer a été une chance dont je mesure la valeur. Bon vent à toi, et à Judi…
Quelle récit, sincère, regorgeant de simplicité et pourtant si percutant. C’est l’histoire d’une jolie rencontre, d’instants qui semblent gravés au creux de tes souvenirs, merci de partager tout ça ici. Je suis intriguée par le glanage alimentaire, je n’imaginais pas qu’on pouvait trouver tout ça dans les poubelles, c’est terrifiant !
Coucou ! Merci pour ce gentil message, ça me fait chaud au coeur ! Concernant le glanage, tu trouveras une multitude d’infos dans mon dossier sur le freeganisme (https://www.histoiresdetongs.com/freeganisme/), ce n’est vraiment pas compliquer de débuter si cela t’intrigue vraiment. Bon dumpster diving à toi 😉
Une semaine que tu n’es pas prête d’oublier 🙂 Je suis sidérée par tout ce que vous avez réussi à récupérer, je savais qu’il y avait du gaspillage dans les grandes surfaces, mais je pensais que c’était seulement des produits ouverts ou bien périmés qui étaient jetés… Ce que tu racontes est fou.
Salut Aurélie! Oui c’est fou, et ce n’est que la partie visible de l’iceberg… Chaque fois que j’ai glané, en Italie ou ailleurs, j’ai été surprise des quantités ramassées. Ce qui est d’ailleurs assez triste…
Quel beau récit, ça fait rêver, merci 🙂 Mais il manque une chose cruciale … Une photo de Judi! J’adorerais voir cette petite boule de poils qui traverse les frontières à vélo avec son maître 😀
Merci 🙂 Oui c’est vrai ça! Tu en trouveras quelques unes dans ma galerie photos sur l’Italie : https://www.histoiresdetongs.com/litalie-en-images/ Elle était vraiment mignonne cette chienne d’ailleurs… 🙂
Hâte de découvrir ce concept de freegane. Je ne connais pas du tout.
Si tu passes par Bruxelles, fais moi signe.
Coucou! Peut-être courant janvier… Je te ferai signe! Merci 🙂 Bises et bonnes fêtes
Encore une expérience hors du commun, la richesse d’une nouvelle rencontre mais aussi le constat de l’ absurdité du « système » dans lequel nous vivons
bravo pour tes photos NB
grosses bises
Merci Papi, gros bisous <3
Bientot le retour en France. Cela va me manquer de ne plus lire tes recits de voyages! Je sais que tu parles de repartir a nouveau, mais si tu es a Orleans debut Mai (nous y serons pour assister aux Fetes de Jeanne d’Arc) cela nous ferait plaisir de te voir.
Bisous.
Marie-Christine et Giles
Coucou à tous les deux! Bien sûr, si je suis dans les parages, je passerai vous voir avec plaisir! Sinon, j’irai probablement aux UK l’année prochaine, je passerai vous voir là-bas! Bises à tous et bonnes fêtes!
les belles rencontres inattendues, c’est vraiment l’essence de certains voyages !
Je me suis retrouvée à voyager 15 jours dans un van VW des années 70 avec un autre voyageur il y a 2 mois, c’était pas prévu, c’était génial.
On a tous le syndrome colonie de vacances, où tout est intense et partagé.
Bravo pour ton article, ça m’a redonné envie de visiter l’Italie !
Haha ça avait l’air bien cool ce petit tour en van! Oui c’est sur que les colos ça nous manque! Bonnes fêtes à toi 🙂